Cet article appartient à une série qui explore les piliers d’une pratique de yoga sécurisée, progressive, et adaptée, en s’appuyant sur des outils précieux : la biomécanique et la science de la douleur. À travers ces articles, nous verrons comment ils éclairent des sujets aussi variés que l’alignement, la répétition et la pédagogie, pour offrir à nos élèves une pratique durable et inspirante.
Bonne lecture !
Pourquoi nos tissus adorent être sollicités : les lois d’adaptation
La gravité : votre partenaire silencieuse pour une pratique plus forte
Tension et compression : pourquoi votre corps les adore
Tension et compression : l’art subtil de l’équilibre dans le yoga
Étude de cas : adaptations posturales en yoga
Comment intégrer ces principes dans votre pratique et votre enseignement ?
1. Progresser lentement pour avancer loin : le secret d'une pratique sûre
2- Régresser pour mieux progresser
3. Restez à l'écoute signaux de votre corps et de ceux de vos élèves
Conclusion : Tension et compression, alliées de notre pratique
Suite de la série Biomécanique
Dans chaque posture de yoga, nous ressentons des étirements intenses et parfois des compressions déroutantes. Ces sensations, que nous percevons comme une limite, pourraient bien être nos alliées pour renforcer et protéger nos tissus. Et si tension et compression étaient en réalité des forces vitales pour notre corps ?
Dans le monde du yoga, les termes "tension" et "compression" évoquent souvent des sensations : celle d’un muscle qui s’étire ou la compression ressentie dans une articulation. Ces ressentis, bien qu’importants à respecter, ne reflètent pas la réalité biomécanique de ces forces. En biomécanique, la tension correspond à une force qui étire un tissu (comme un tendon ou un muscle), tandis que la compression est une force qui presse les structures l’une contre l’autre, comme dans les os ou les articulations sous l’effet de la contraction musculaire et de la gravité combinées.
Ressentez-vous la compression du genou d’appui dans une posture d’équilibre ? Pas forcément si votre genou n’est pas sensible ; pourtant elle existe bel et bien et nous allons voir qu’elle est nécessaire à la santé de notre genou. Sensations et forces biomécaniques sont très différentes.
Comprendre ces notions à travers une approche biomécanique permet de dépasser l’idée que tension et compression sont des "limites à ne pas franchir". Au contraire, ces forces sont nécessaires pour stimuler le renforcement des tissus et préserver leur santé.
La question n’est pas la présence de ces forces, mais leur dosage et leur progressivité.
Repousser le sol contre l'attraction terrestre crée des forces de tension et de compression dans nos tissus.
Saviez-vous que nos tissus (muscles, tendons, cartilage, os) s’adaptent en réponse aux sollicitations qu’ils reçoivent ? C’est le principe fondamental des lois d’adaptation : le tissu vivant se renforce lorsqu’il est soumis à des charges modérées et régulières. Par charge, ou contrainte, on entend « stress des tissus », c’est-à-dire stimulation.
Par exemple :
👉 Les os deviennent plus denses et résistants sous l’effet de la compression liée à la gravité et aux contractions musculaires.
👉 Les tendons se renforcent grâce à la tension mécanique qu’ils subissent quand les muscles se contractent ou s’étirent.
Pour que cette adaptation se produise, il faut respecter deux principes fondamentaux : la progressivité et la stimulation régulière. Une charge excessive et soudaine peut causer des blessures, tandis qu’un manque de stimulation empêche les tissus de se renforcer.
Quand nous courons, les impacts sous l’effet de la gravité renforcent nos os, les contractions musculaires renforcent nos muscles et nos tendons. En apesanteur, les astronautes sont obligés de compenser le manque de tension et compression dû au manque de gravité par des heures d’exercices quotidiens.
En apesanteur, les tissus se désadaptent, les os perdent en densité osseuse.
Pour que cette adaptation se produise, il faut respecter deux principes fondamentaux : la progressivité et la stimulation régulière.
La gravité est notre partenaire constante dans la pratique du yoga : elle agit comme une force omniprésente qui influence à la fois nos postures et l’adaptation de nos tissus. Lorsqu’on tient une posture comme Tadasana (posture de la montagne), la gravité exerce une compression naturelle sur nos articulations et sollicite les tissus en tension pour maintenir notre équilibre. Ce travail silencieux, combinant compression et tension, stimule la densité osseuse, renforce les tendons et mobilise les muscles stabilisateurs.
Dans les postures inversées comme Adho Mukha Vrksasana (le poirier), le changement de direction de la gravité transforme les sollicitations des tissus. Les bras, habituellement moins sollicités pour le port du poids corporel, se renforcent progressivement sous cette nouvelle contrainte. La clé reste, une fois encore, dans la progressivité : c’est en respectant le temps d’adaptation des tissus que l’on tire profit de cette "conversation avec la gravité" sans risque de surcharge.
Comprendre cette interaction entre le corps et la gravité permet d’ajuster intelligemment la pratique : en jouant avec des postures debout, accroupies, et inversées, nous stimulons les tissus de manière variée et équilibrée. Ainsi, la gravité devient un outil naturel pour accompagner l’adaptation et le renforcement du corps.
Dans le yoga, il est courant d’associer les sensations de tension ou de compression à des limites physiques à ne pas dépasser, de peur de se blesser. Pourtant, les recherches en biomécanique montrent que ces forces, lorsqu'elles sont appliquées de manière appropriée, sont essentielles pour renforcer les tissus.
Prenons un exemple hors yoga : la course à pied récréative *. Beaucoup pensent que courir endommage les genoux en raison de la compression exercée sur le cartilage. Or, des études montrent que courir régulièrement, avec une intensité modérée, stimule la régénération du cartilage et protège les articulations. Ce n’est pas la compression qui est problématique, mais l’absence d’adaptation progressive : pratiquer trop fort, trop vite, trop souvent.
La compression dans le yoga, souvent issue du poids du corps, reste modérée, voire faible par rapport à la compression en charge observée dans d’autres activités, comme le soulèvement de poids ou les exercices de résistance intense. Toutefois, l’intensité de la compression est toujours relative : ce qui est modéré pour une personne en bonne santé peut être excessif pour quelqu’un en phase aiguë de blessure ou en rééducation, avec arthrose ou ostéoporose.(Wilcox 2016)
En cas d’arthrose, les recherches récentes montrent qu’il est bénéfique de maintenir une compression régulière et progressive en dehors des phases douloureuses pour stimuler la régénération des tissus et préserver la mobilité articulaire. Éviter systématiquement la contrainte, comme celle de la marche ou de la course pour les genoux par exemple (« décharger » les articulations) pourrait, au contraire, aggraver la dégénérescence en réduisant la capacité d’adaptation des tissus.(Yang et al 2018)
Dans le yoga, c’est la même chose : la compression ressentie dans une posture comme Balasana (posture de l’enfant) ou Utkatasana (posture de la chaise) peut être bénéfique pour les articulations des hanches si elle est progressive et reste modérée.
* le cas des athlètes est différent pour des raisons de volume d’entraînement (Alentorn-Geli et al 2017)
Les postures de yoga permettent de jouer avec ces forces simultanément et de manière unique. Par exemple :
🔹 La tension pour renforcer les tissus mous
Dans une posture comme Chaturanga Dandasana, les muscles des bras et du tronc travaillent en tension pour stabiliser le corps. Cette tension favorise le renforcement des tendons et des muscles, à condition de l’intégrer dans un apprentissage progressif. Commencer par proposer le mouvement complet, sans passer par les étapes au mur ou sur support pourrait être « trop vite, trop fort » pour beaucoup de pratiquant.e.s.
🔹 La compression pour nourrir et stabiliser les articulations
Dans des postures comme Vrksasana (posture de l’arbre), une compression dans les hanches et les genoux stimule les tissus cartilagineux et les os tout en favorisant l’équilibre. (Notez que les tissus mous de la jambe d’appui (muscles, tendons…) sont en tension pour maintenir la posture.)
Des travaux récents ont comparé les pratiquant.e.s réguliers de yoga à des non-pratiquant.e.s dans deux postures sur une jambe : Vrksasana (arbre) et Natarajasana (danseur).
(Menegaldo et al., 2023)
Vrksasana, posture de l'arbre
Natarajasana, posture du danseur cosmique
Voici les résultats clés :
Dans Vrksasana, les pratiquant.e.s de yoga utilisent moins de synergies musculaires, ce qui reflète une meilleure efficacité neuromusculaire. Cependant, leur contrôle postural est légèrement moins complexe, indiquant une simplification des mécanismes de stabilisation : leurs corps ont appris à aller à l’économie avec moins de dépenses énergétiques inutiles, ce qui est une loi du vivant.
Dans Natarajasana, une posture plus exigeante, les pratiquant.e.s montrent une extension lombaire accrue et un couple de force (une force de rotation) plus important au niveau des hanches. Cela illustre leur capacité à relever des défis moteurs plus complexes.
Ces résultats démontrent que le yoga améliore l’efficacité et la coordination musculaire, tout en favorisant des adaptations spécifiques aux postures.
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Commencez par des variations simples et augmentez lentement la complexité.
Par exemple, pour travailler Natarajasana, débutez avec des exercices d’équilibre plus accessibles comme Vrksasana pour l’équilibre, et des exercices d’extension de hanche pour la jambe arrière du danseur cosmique. Cette progression devra prendre des mois (des années ?) pour une personne sédentaire, et sera immédiatement accessible à une ou un danseur !
Dans certaines situations, il est nécessaire de régresser avant de progresser à nouveau.
Cela signifie offrir à vos élèves des variations plus simples ou réduire l’intensité d’une posture pour leur permettre de retrouver des bases solides. Cette approche favorise une récupération efficace et prépare le corps à revenir vers des postures plus exigeantes en toute sécurité.
En respectant ce principe, vous leur permettez de progresser de manière durable et sécurisée. « Laissez le temps au temps » ! En associant tension et compression, tout en adaptant les postures à chaque individu et en favorisant cette approche progressive, vous créez un espace d’exploration équilibré où le corps peut s’adapter, apprendre et s’épanouir.
La douleur ou un inconfort prolongé sont des signaux à ne pas ignorer.
Si une posture devient douloureuse, adaptez-la ou prenez une variation moins intense. Quelques courbatures le lendemain suite à un nouvel exercice sont acceptables, mais des courbatures régulières, intenses ou des douleurs articulaires après la séance sont le signe d’une surcharge. Modifiez en conséquence : régressez avec contentement !
Ce n’est pas un échec, mais une stratégie constructive qui permet de prendre soin de nos élèves et de leur proposer une pratique durable.
La tension et la compression, ces forces qui sculptent notre pratique et nos tissus, ne sont ni des ennemies ni des limites à fuir. Elles sont des alliées qui renforcent et protègent nos tissus, à condition de les aborder avec respect et progressivité.
Mais n’oublions jamais que le ressenti a sa place centrale dans le yoga : si les sensations de tension ou de compression se transforment en douleur, elles deviennent un signal précieux à écouter. La douleur n’est pas un défi à ignorer, mais une invitation à ajuster, ralentir ou régresser pour mieux progresser ensuite.
En alliant la science des forces et l’art de l’écoute corporelle, nous pouvons transformer les postures en outils puissants pour guider nos élèves vers une pratique durable, équilibrée et respectueuse de leur corps.
L’Art du Yoga, la sagesse du ressenti, à la lumière de la Science.
Dans ce cours, je développe toutes les notions qui nous permettent d'éclairer l'Alignement à la lumière de la biomécanique et de la science de la douleur.
Nous verrons notamment la logique progression / régression dans Chaturanga Dandasana.
Alentorn-Geli, E., Samuelsson, K., et al. (2017). The association of recreational and competitive running with hip and knee osteoarthritis: A systematic review and meta-analysis. Journal of Orthopaedic & Sports Physical Therapy, 47(6), 373–390.
Cook, J. L. (2017). Revisiting the continuum model of tendon pathology: what is its merit in clinical practice and research? British Journal of Sports Medicine, 52(5), 338–339.
Menegaldo, L. L., Oliveira, M. S., & Barbosa, B. H. (2023). Kinematics, dynamics, and muscle-synergy analysis of single-leg yoga postures. Multibody System Dynamics, Springer Nature 58, 137–155.
Mitchell, J. (2018). Yoga Biomechanics: Stretching Redefined. Handspring Publishing.
Miller, R. H., & Krupenevich, R. L. (2020). Medial knee cartilage is unlikely to withstand a lifetime of running without positive adaptation: a theoretical biomechanical model of failure phenomena. Peer J
Norozpoursigaroodi, S. (2022). A mathematical model to evaluate the impact of yoga poses on body. International Journal of Engineering Technologies, 8(1), 21–24.
Watson, S. L., Weeks, B. K., Weis, L. J., Horan, S. A., & Beck, B. R. (2015). Heavy resistance training is safe and improves bone, function, and stature in postmenopausal women with low to very low bone mass: novel early findings from the LIFTMOR trial. Osteoporosis International, 26(12), 2889–2894.
Wilcox, S. J., Feland, J. B., & Eggett, D. L. (2016). Ground reaction forces generated by twenty-eight Hatha yoga postures. BYU Scholars Archive.
Yang, Y., Wang, Y., Kong, Y., Zhang, X., Zhang, H., Gang, Y., & Bai, L. (2018). Mechanical stress protects against osteoarthritis via regulation of the AMPK/NF-κB signaling pathway. Journal of Cellular Physiology
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© Florence Roullière 2024
Crédit Photos Sarah Robine